Sanctions contre les matières premières russes: le rapport du Conseil fédéral présente plus de lacunes que de solutions

27 juin 2025
Depuis le début de l’invasion russe de l’Ukraine, Public Eye suit de près la politique de la Suisse en matière de sanctions contre la Russie – en particulier dans le secteur des matières premières. Les sanctions, si appliquées de manière systématique, représentent en effet le principal levier dont dispose la Suisse pour freiner le financement de la guerre de Poutine contre l’Ukraine. Elles sont également symptomatiques de l’attitude du Conseil fédéral et du Parlement vis-à-vis de la place suisse du négoce de matières premières – un secteur à haut risque, dont les sanctions sont la manifestation la plus récente.
Public Eye a analysé le rapport du Conseil fédéral répondant au postulat et en tire les conclusions suivantes:
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Une analyse peu poussée et sans nouvelles informations
Pour décrire le rôle central de la Suisse dans le négoce de matières premières russes, le Conseil fédéral continue de s’appuyer sur des estimations déjà connues, plutôt que de fournir de nouvelles données pertinentes. Il ne prévoit pas non plus de le faire. Des chiffres concrets ne sont disponibles que pour les importations de matières premières russes, mais pas pour le commerce de transit, pourtant bien plus important. Selon le Conseil fédéral, les maigres données disponibles concernant ce secteur central pour l’économie ne permettent d’obtenir qu’une «approximation grossière». Il ne fait pas non plus la distinction entre les grandes maisons de négoce et la pléthore de petites (voire très petites) sociétés actives dans ce domaine, sur lesquelles on dispose d’encore moins d’informations. Ce sont pourtant par de telles entités qu’a été réalisée la majorité des affaires liées aux matières premières russes depuis le début de la guerre. Le Conseil fédéral confirme tout de même les estimations de Public Eye: le secteur des matières premières représentait, en 2022 et en 2023, environ 10% du PIB suisse.
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Des mesures minimalistes
Parmi les quelques mesures concrètes proposées par le Conseil fédéral, aucune ne concerne directement les négociants en matières premières. Comme l’avait déjà demandé Public Eye en 2022, l’exécutif prévoit notamment que le Ministère public de la Confédération puisse enquêter lui-même sur les violations présumées de la loi sur les embargos, et plus uniquement à la demande du SECO. Ces infractions devront par ailleurs être soumises à la loi sur le blanchiment d'argent et aux obligations de diligence pour les intermédiaires financiers qui y sont formulées. Pour Public Eye, cette mesure positive ne remet nullement en question la nécessité d’instaurer des obligations de diligence pour les négociants en matières premières. Or, celles-ci ne sont toujours pas envisagées.
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Responsabiliser les banques plutôt que les négociants
«Dans les contacts qu’elles ont avec l’industrie, les autorités compétentes constatent généralement que les entreprises s’attachent à respecter les sanctions», conclut le rapport. C’est pourquoi le Conseil fédéral ne juge pas nécessaire de se montrer plus sévère avec les négociants en matières premières. Au lieu de cela, il estime que ce sont les banques qui devraient contrôler davantage et mieux. Mais le Conseil fédéral ne s’attend pas à des miracles. Comme «la loi ne définit pas de façon exhaustive la nature exacte des clarifications que la banque doit apporter en lien avec le financement d’une transaction commerciale», il anticipe que celles-ci seront principalement définies par l’appétit pour le risque de la banque. Le rapport attribue donc aux banques une trop grande responsabilité dans la surveillance du secteur des matières premières, qu’elles ne peuvent pas assumer. Sans données et clarifications supplémentaires, qui devraient provenir des négociants eux-mêmes, les intermédiaires financiers ne peuvent pas non plus fournir une analyse de risque solide.
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Une dérogation détournée
Le risque que des filiales dites «juridiquement indépendantes» à l’étranger soient utilisées par des entreprises suisses pour contourner les sanctions pèse sur le secteur du négoce de matières premières depuis que les premiers cas présumés ont été révélés. Le rapport apporte bien quelques précisions sur les situations dans lesquelles une transaction effectuée à l'étranger présente un lien matériel suffisant avec la Suisse pour être soumise au régime de sanctions. Mais il omet de mentionner qu’à l’automne 2024, le Conseil fédéral n’a, pour la première fois, pas repris une mesure de sanction pourtant centrale de l’Union européenne. Ainsi, contrairement aux sociétés de l’UE, les entreprises helvétiques n’ont aucun devoir de diligence pour leurs filiales à l’étranger. Pour justifier cette décision, le Conseil fédéral a invoqué les mêmes arguments évasifs que l’association faîtière des négociants en matières premières dans son lobbying contre cette mesure. Cette faille juridique aurait d’ailleurs déjà été exploitée. Une motion déposée au Parlement demande d’y remédier.
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«Informer» les négociants en matières premières
Le SECO prévoit de poursuivre ses efforts pour sensibiliser et informer le secteur. Des instructions claires concernant l’application des règles souvent complexes doivent toutefois impérativement être données aux entreprises. En ce qui concerne le respect du prix plafond du pétrole, difficile à contrôler. Public Eye avait demandé – sans succès – que le SECO établisse au plus vite des directives concrètes pour sa mise en œuvre. Le rapport n’indique pas si, ni comment, le SECO contrôle que le prix plafond est bien respecté par les négociants.
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Des conflits d’intérêts structurels
Le SECO a fortement renforcé son département chargé des sanctions depuis 2022. Si le rapport décrit l’étendue de ses domaines de compétence actuels, il omet de mentionner le conflit d’intérêts fondamental dans lequel se trouve cette autorité fédérale, à la fois organe de promotion économique et instance chargée de faire appliquer les sanctions. Le rapport ne fournit pas non plus d’information sur la collaboration du SECO avec les autorités cantonales, notamment les places de négoce de matières premières que sont Zoug, Genève et le Tessin. Cette omission est d'autant plus étonnante que le rapport se félicite d’une «collaboration entre les services fédéraux» qui «fonctionne très bien».
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Le charbon reste le principal angle mort
Le rapport fait état de la complexité de la réglementation du commerce de charbon en provenance de Russie (l'achat est interdit, mais la prestation de services de transport est autorisée). Néanmoins, il ne donne aucune réponse à une question centrale: comment ce grand écart politique a affecté les filiales suisses de grandes sociétés minières russes, une demande de longue date de Public Eye. Avant la guerre en Ukraine, ces entreprises, pour la plupart domiciliées à Zoug, négociaient depuis la Suisse les trois quarts des exportations de charbon russe. Depuis, certaines ont changé de nom, optant pour des appellations plus «discrètes» (par exemple, la succursale zougoise du plus grand producteur de charbon russe, SUEK, s’appelle TerraBrown depuis 2024), mais leurs activités, elles, restent très opaques.
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Du pillage de céréales dans les territoires occupés
Le rapport se contente de constater que si l'importation de marchandises en provenance des territoires ukrainiens occupés est interdite, le commerce de ces marchandises reste autorisé. Compte tenu du pillage systématique des céréales par les forces d'occupation russes et de la place de premier rang de la Suisse dans le négoce des céréales, cette déclaration est totalement insatisfaisante. En 2024, Public Eye avait montré que les négociants suisses n'apportaient pas la preuve d’une diligence raisonnable lorsqu’ils faisaient des affaires dans des zones de conflit. En imposant des droits de douanes sur les produits agricoles russes, l'UE tente de mettre un terme au commerce de matières premières pillées. Le Conseil fédéral, lui, préfère faire l'autruche.
Un secteur des matières premières de plus en plus opaque, mais toujours aussi important
Les sanctions visant le commerce de matières premières russes ont eu un fort impact sur la place suisse de négoce. Une partie de ses activités ont été délocalisées, tandis que d'autres sont restées ici. Le secteur suisse des matières premières est ainsi devenu encore plus opaque – mais pas plus petit. Au contraire: pendant les années de conflit 2022 et 2023, les activités de négoce ont été si rentables qu'elles ont généré de gigantesques recettes fiscales pour la Confédération et les cantons, à tel point que la ministre des Finances Karin Keller-Sutter a appelé, en mars 2025, à «remercier les négociants en matières premières».
Pendant ce temps, la guerre menée par la Russie contre l'Ukraine se poursuit avec la même intensité. Le rôle joué par la Suisse dans le négoce de matières premières russes, essentiel au financement de la guerre, n'est plus aussi fort qu'il y a trois ans, mais l’importance géopolitique de la place de négoce helvétique et les risques qui en découlent demeurent. Pour les endiguer, la Suisse doit enfin améliorer les données relatives au secteur des matières premières qu’elle collecte, introduire des obligations de diligence concrètes pour les négociants et continuer à soutenir – sans exception – les sanctions imposées par l'UE.