Les banques suisses: six ans d’hypocrisie

Depuis que la Suisse a signé en 2015 l’Accord de Paris visant une diminution des émissions de gaz à effet de serre, ses établissements financiers ont prêté près de 3,15 milliards de dollars au secteur du charbon. Plus troués qu’un Emmental, les engagements climatiques des banques permettent de continuer à financer des sociétés comme Glencore, en toute discrétion.

«Je regarde la salle, je vois que la réaction est positive, je n’entends pas d’objections. L’Accord de Paris pour le climat est accepté». Nous sommes le 12 décembre 2015. C’est par ces mots que le président de la COP21, Laurent Fabius, scelle l’adoption du premier accord mondial sur le climat. Quelque 196 États s’engagent à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre, dans l’objectif de contenir le réchauffement planétaire à 2°C maximum d’ici à la fin du siècle, par rapport aux niveaux préindustriels, et même de poursuivre l’effort pour limiter l’augmentation à 1,5°C.

Parmi les signataires, les États-Unis (qui feront défection sous la présidence de Donald Trump) et la Suisse, qui s’engage, lors de la ratification de l’accord en octobre 2017, à réduire ses émissions de CO₂ de moitié d’ici à 2030, par rapport à 1990. «La Suisse est en bonne voie pour mettre en œuvre l’Accord de Paris», plastronnait l’Office fédéral de l’environnement. La population helvétique (ainsi que la majorité des cantons) a pourtant balayé, en juin 2021, la révision de la loi sur le CO₂, qui devait entériner les engagements de réduction pris à Paris. Et les banques suisses continuent à opérer comme si rien ne s’était passé, malgré leurs grands engagements portant sur la neutralité carbone.

Selon l’enquête de Public Eye, basée sur des données du cabinet de recherche néerlandais Profundo, les banques suisses ont prêté, depuis l’Accord de Paris, près de 3,15 milliards de dollars à l’industrie helvétique du charbon. Le financement du négoce de charbon s’est même accéléré depuis 2016, si l’on omet l’année 2021, marquée par le ralentissement économique dû à la pandémie de Covid-19. Entre 2016 et 2020, les sommes annuelles levées par les producteurs et négociants de charbon ont augmenté de 72%. Aucune des banques concernées n’a souhaité commenter des chiffres fournis par des tiers.

Les banques suisses pointent au dixième rang mondial des bailleurs de fonds du charbon. Dans le laps de temps entre l’Accord de Paris et septembre 2022, l’industrie suisse du charbon a levé – auprès de banques françaises, japonaises, étasuniennes, russes ou suisses – un total de 72,9 milliards de dollars.

Malgré ses engagements à diminuer le financement du charbon, la banque Credit Suisse figure largement en tête des établissements helvétiques. À elle seule, la deuxième banque du pays a fourni plus de la moitié des fonds suisses alloués à ce marché. Parmi ses meilleurs clients: Trafigura, Glencore ainsi que les extracteurs russes Sibanthracite et SUEK. À noter aussi la participation des banques cantonales, dont l’actionnariat public inviterait pourtant à accorder des prêts avec davantage de diligence pour le climat et, surtout, de respect pour les engagements politiques de la Suisse à Paris. 

Public Eye a interrogé les plus grandes banques sur leurs critères d’exclusion. Toutes ont répondu, à l’exception de la Banque cantonale de Genève. Interpellée, celle-ci dit ne pas «communique[r] sur sa politique de répartition des financements du commerce international par catégorie de matières premières».

Les critères d’exclusion définis par les banques (voir ci-dessous) sont façonnés de telle manière que les grands groupes diversifiés passent à travers les mailles des engagements climatiques. Fondatrice de l’ONG Reclaim Finance, Lucie Pinson en veut pour preuve Glencore, premier exportateur privé de charbon au monde, mais dont seule une faible part du chiffre d’affaires est concernée : «Si l’on ne touche pas les plus gros producteurs, c’est bien qu’il y a un problème ». Aucun des engagements pris par les banques suisses analysés par Public Eye n’exclurait actuellement un financement du business de Glencore lié au charbon. Reclaim Finance estime que 90% du financement accordé aux sociétés actives dans le charbon passe par des lignes de crédit non contraignantes quant à leur utilisation (corporate loans) ou des « underwritings». Soit l’émission d’obligations leur permettant de lever des fonds auprès d’investisseurs tiers. 

Critères d'exclusions élaborées par les banques

Plus d'informations

  • Credit Suisse

    Engagement climatique

    Arrêt des prêts aux sociétés qui génèrent plus de 15% de leurs revenus de l’extraction de charbon thermique ou de la production d’électricité à partir du charbon d’ici à 2025, «à moins qu’elles ne soutiennent la transition énergétique».

    Ce taux sera abaissé à 5% en 2030. 

    Pas de financement pour de nouvelles mines de charbon thermique et de nouvelles centrales à charbon.

    Prêts attribuables au secteur du charbon entre 2016 et septembre 2022 

    1,7 milliard de dollars US

  • UBS

    Engagement climatique

    Depuis 2021, arrêt des prêts aux sociétés exploitant des centrales à charbon existantes si le groupe tire plus de 20% de ses revenus du charbon. À moins que la société ait une stratégie alignée avec l’Accord de Paris ou que «la transaction soit destinée aux énergies renouvelables ou aux technologies propres».

    Arrêt des financements aux mineurs de charbon thermique tirant plus de 20% de leurs revenus de la roche sédimentaire. À moins que la société ait une stratégie alignée avec l’Accord de Paris ou que «la transaction soit destinée aux énergies renouvelables ou aux technologies propres».

    Pas de financement pour de nouvelles mines de charbon thermique et de nouvelles centrales à charbon.

    Prêts attribuables au secteur du charbon entre 2016 et septembre 2022 

    594 millions de dollars US

  • Banque cantonale zurichoise (ZKB)

    Engagement climatique

    Exclusion du financement de l’extraction de charbon, mais pas de critère strict d’exclusion des clients bancaires.

    Exclusion du financement du négoce de charbon thermique. «Le charbon métallurgique est toujours nécessaire, par exemple pour la production d’acier, mais nous avons bon espoir que cela disparaîtra progressivement», contraste un porte-parole.

    Prêts attribuables au secteur du charbon entre 2016 et septembre 2022 

    339 millions de dollars US

  • Banque cantonale vaudoise (BCV)

    Engagement climatique

    Dès 2020, réduction de 4,5% par an de l’exposition au financement du commerce de charbon (activité transactionnelle). À partir de 2022, cet objectif a été adapté à -6,5% par an.

    La BCV ne finance pas de projets de centrales nucléaires, de centrales thermiques au charbon ou de mines de charbon.

    Prêts attribuables au secteur du charbon entre 2016 et septembre 2022 

    92 millions de dollars US

  • Banque cantonale de Genève (BCGE)

    Engagement climatique

    La banque ne communique pas sur d’éventuels engagements liés au financement de sociétés minières, au financement transactionnel du négoce de charbon ou à celui des centrales à charbon.

    La BCGE dit «appliquer de manière rigoureuse la réglementation à laquelle elle est soumise, y compris s’agissant de toutes sanctions décidées par les autorités compétentes».

    Prêts attribuables au secteur du charbon entre 2016 et septembre 2022

    49 millions de dollars US

  • Banque nationale suisse (BNS)

    Engagement climatique

    La BNS exclut de ses placements depuis 2021 «les entreprises dont l’activité principale est axée sur l’extraction du charbon servant à la production d’énergie». 

    La banque centrale helvétique refuse cependant d’indiquer comment est défini ce critère «d’activité principale» et même de fournir le nom du prestataire externe qui réalise l’analyse pour elle. 

    Le négoce de charbon en soi n’est pas un critère d’exclusion.

    Prêts attribuables au secteur du charbon entre 2016 et septembre 2022 

    La BNS ne commente pas son exposition par secteur.

Plus d'informations

  • Méthodologie d'estimation des crédits pour le charbon

    À notre demande, Profundo a estimé les montants alloués au charbon par les banques suisses qui financent des producteurs et des négociants basés en Suisse. Pour cela, le cabinet de recherche à but non lucratif néerlandais s’est appuyé sur les données financières de la Global Coal Exit List (GCEL), publiée par l’ONG Urgewald. Ces informations ne sont pas publiques, en raison du voile d’opacité créé par la ventilation des investissements et, très certainement, du tabou qui entoure le commerce de charbon. 

    Dans la plupart des cas, les sociétés analysées ont effectivement d’autres activités commerciales. Lorsque la part du financement alloué au charbon n’est pas divulguée, Profundo a fait des estimations. L’analyse se base principalement sur le capex (capital expenditure), soit le total des dépenses d’investissement d’une entreprise. Lorsqu’elle est publique, cette donnée permet d’estimer quel pourcentage des investissements est consacrée au charbon. Puis de maintenir cette proportion pour évaluer quelle part des montants levés sera utilisée dans le négoce ou la production de charbon.

    Lorsque ces données ne sont pas disponibles, Profundo s’est basé sur d’autres proxies, comme le montant des revenus dans le charbon ou les produits miniers, comparés aux revenus totaux de la société.

Finance invisible

Autre tendance, le financement se fait de plus en plus via l’émission d’obligations organisée par ces mêmes banques. Soit un instrument permettant aux entreprises d’emprunter de l’argent à des investisseurs, sans que ceux-ci n’acquièrent une part de la société comme pour les actions. Cette pratique appelée «underwriting» permet aux établissements financiers de ne pas faire figurer le charbon sur leur bilan comptable, comme ils devraient le faire dans le cadre d’un prêt bancaire.1 «L’obligation ne fait que passer par le portefeuille de la banque qui va la placer auprès d’investisseurs. Cela dilue le lien entre l’établissement financier et la société minière, et permet de se rémunérer de suite à la commission», dénonce Lucie Pinson. 

Face à la pression environnementaliste, le financement se réorganise pour se faire plus discret. «Plus un projet est risqué en termes de réputation, plus il sera pratique de financer l’entreprise plutôt que le projet minier, soutient la fondatrice de Reclaim Finance. Aucune banque n’est assez folle pour associer son logo à une inauguration de centrale à charbon». Entre 2016 et 2021, les underwritings ont progressé de près de 246%.

Pendant ce temps, à Glasgow, la Suisse – par la voix de sa ministre de l’Environnement et de l’Énergie Simonetta Sommaruga – dénonçait, le 15 novembre 2021, le torpillage de la sortie du charbon par la Chine et l’Inde lors de la COP26. Pour les pays de l’OCDE, la conférence de l’ONU sur le changement climatique vient alors de fixer des objectifs à 2030. 2030, c’est demain. Et rien ne laisse présager un renversement de tendance.

Jusqu’au dernier morceau de charbon

Pour remédier aux désinvestissements des grandes banques européennes, le secteur pensait avoir trouvé la parade. Nom de code : «Coal to Zero». Concrètement, il s’agit de créer un fonds pour continuer à financer des projets miniers, sous couvert de poursuivre une extraction « responsable » du charbon jusqu’en 2040 ou 2045, dates à laquelle l’industrie promet de tirer la prise. Ce projet a été initié par la maison de négoce genevoise Trafigura ainsi que l’établissement financier Citigroup, disposant d’une filiale à Genève, qui cherchaient des financiers prêts à continuer l’aventure de la roche sédimentaire, selon des documents destinés aux investisseurs londoniens consultés par l’agence Bloomberg, qui a révélé l’affaire en mai 2021. Une part des fonds serait destinée aux communautés locales, sans plus de précision. Le reste étant consacré à acheter des mines de charbon en Australie, aux États-Unis ou en Afrique du Sud. 

Le projet est en réalité un vieux serpent de mer. «J’adhère à cette idée d’une 'bad bank' qui investirait dans la production d’énergies fossiles, les centrales à charbon et à gaz, soutient le trader Lars Schernikau. Les groupes occidentaux sont forcés par leurs investisseurs à désinvestir. Pour l’environnement, il vaut mieux que ce ne soit pas les Chinois qui se chargent de l’extraction. La conséquence directe, c’est que le charbon va devenir plus sale et que l’on perdra en efficience énergétique. Les restrictions sur le charbon finissent par bénéficier au petit nombre qui profite encore de son commerce.»

Selon le Wall Street Journal, les deux sociétés auraient abandonné leur projet en décembre 2021. Contactée par Public Eye, la représentante de Trafigura évoque des «retours positifs» des investisseurs et de certaines communautés concernées. Mais elle confirme le renoncement «au vu des incertitudes causées par un environnement régulatoire évoluant rapidement et des priorités divergentes des partenaires-clés»


  1. Lucie Pinson, citée dans Mikaël Correia, Criminels Climatiques, éd. La Découverte, 2022, page 106.

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