Les extracteurs: la Suisse de retour à la mine

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À l’image des Russes, les plus grands mineurs de charbon de la planète ont élu domicile en Suisse depuis le début du millénaire. Au total, ils extraient pas moins de 536 millions de tonnes de charbon, qui génèrent, jusqu’à leur transformation en électricité, davantage que les émissions de CO₂ des États-Unis. La tendance se poursuit, avec la récente domiciliation à Genève du groupe indien Adani.

Dans la foulée de Glencore, les plus grands groupes miniers ont décidé de s’installer en Suisse. Le mouvement a été initié après la chute de l’URSS par les sociétés russes, qui ont profité de leur nouvelle liberté économique pour mettre un pied au cœur de l’Europe. Que ce soit pour bénéficier des douceurs fiscales de nos cantons, des largesses des banques finançant le négoce de matières premières, ou tout simplement parce qu’ils n’ont pas confiance en leur devise nationale, les plus grands producteurs de charbon de l’ex-bloc soviétique ont posé, les uns après les autres, leurs valises en Suisse.

Ces groupes se nomment Suek, Sibanthracite, Evraz ou SDS. Ils ont en commun d’être nés de la vague de privatisation qui a suivi l’implosion de l’URSS, de produire leur charbon en plein milieu de la Sibérie (ou plus récemment dans l’Extrême-Orient), et surtout d’être dirigés par des hommes d’affaires «partis de rien» – comme ils aiment à se décrire – mais affichant une certaine proximité avec le Kremlin.

Le groupe SDS (l’acronyme russe d’Union commerciale de Sibérie) est le premier à s’installer dans le canton d’Appenzell Rhodes-Extérieures en 2000, avec sa branche commerciale MIR Trade AG. Les autres sociétés préfèrent le canton de Zoug, et notamment sa courue Baarerstrasse, où ils ne sont parfois séparés que par une rangée d’immeubles en verre. Ensemble, ils forment à Zoug le premier angle du triangle charbonnier helvétique.

Après avoir stagné pendant des décennies, les cours du charbon sont en pleine explosion au début des années 2000. En Russie, des empires corporatistes se constituent sur fond de corruption généralisée et de règlements de compte mafieux. Le secteur voit naître des ascensions fulgurantes et des chutes d’autant plus brutales. Après l’effondrement de l’Union soviétique, les mines les moins rentables sont fermées, le pays se tourne vers l’exportation, et la production se concentre progressivement sur une dizaine de sociétés. C’est à cette époque que le futur milliardaire et résident suisse Andreï Melnitchenko achète à tour de bras – à travers la banque MDM dont il est co-fondateur – des participations dans les principales compagnies charbonnières du pays, regroupées au sein de SUEK, également basé à Zoug.

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Mine de charbon de Suek à Bureinsky, en Russie.

Cette suie venue de Russie

Vladimir Poutine prend lui-même rapidement conscience du potentiel du secteur. Alors Premier ministre, il signe en janvier 2012 un vaste programme de développement de l’industrie à 119 milliards de dollars – dont 8,5 milliards de fonds publics – destiné à améliorer les infrastructures (surtout le transport ferroviaire et maritime) et booster la production de charbon d’ici à 2030. Sans complexe, le Kremlin apporte depuis 2019 son soutien actif à de grands projets d’exploitation du charbon en Arctique.

Pour la Suisse, en particulier le canton de Zoug, c’est une aubaine. Les nouveaux contribuables ne génèrent virtuellement pas d’externalités négatives, le charbon ne ­transitant que de façon comptable sur le territoire. Discrets, les groupes se contentent d’occuper de simples bureaux, et leurs propriétaires dépensent à tour de bras dans l’immobilier et les projets de mécénat. C’est le cercle vertueux du charbon. Jusqu’à l’imposition des sanctions consécutives à l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022, 75% des 212 millions de tonnes de charbon russe exportées en 2021 au niveau mondial étaient commercialisées depuis le territoire helvétique. Depuis lors, une grande incertitude plane quant à l’avenir de ces sociétés dans les contrées zougoises. Le groupe Suek a en tout cas déménagé sa division de négoce à Dubaï où il a changé de nom.

Genève monte dans le train du charbon

À ces groupes spécialisés dans le charbon se joignent également d’autres sociétés en quête de diversification énergétique. C’est le cas de Mercuria. Le groupe genevois, souvent perçu comme un pur négociant, possède en réalité deux mines de charbon (dont une en copropriété). La première, située sur l’île de Bornéo, est un investissement défini comme «stratégique» en 2010, visant à développer les activités charbonnières asiatiques et mondiales de Mercuria. La seconde mine, Canyon Coal, a été ouverte en novembre 2018 en Afrique du Sud, en partenariat avec une société locale. Un représentant de Mercuria précise: «Le charbon fait partie du paysage énergétique, il est encore incontournable. À travers ces modestes participations, nous obtenons un peu de flux, mais surtout cela nous aide à comprendre les dynamiques de prix sur les marchés énergétiques. Autrement nous sommes aveugles.»

À quelques encablures de Genève, on craint sans doute aussi la cécité commerciale. Le géant minier brésilien Vale, qui a installé sa holding et sa branche commerciale du côté de St-Prex (VD), a inauguré sa première mine de charbon en mai 2011 au Mozambique, à Moatize. Les quelque 8 millions de tonnes de production sont écoulées depuis le site vaudois de St-Prex.1 Après avoir déplacé près de 3400 familles et fait face à l’opposition de plusieurs communautés, Vale a annoncé fin 2021 vouloir désinvestir le charbon afin de devenir un «leader dans l’exploitation minière à faible émission de carbone». Un accord de vente a été conclu avec le groupe canadien Vulcan Minerals pour 270 millions de dollars. 

Mais c’est bien au bout du lac Léman que semblent se profiler les derniers arrivés des extracteurs de charbon. Le groupe indien Adani y a installé, en avril 2020, sa branche commerciale, toujours domiciliée chez une fiduciaire de la place. L’Inde, dont près de la moitié des foyers n’ont pas accès à l’électricité, a faim de charbon. Selon le décompte de l’Agence internationale de l’énergie, elle devrait ajouter 130 millions de tonnes à la consommation mondiale annuelle d’ici à 2024. 

Une aubaine pour le conglomérat du Gujarat (ouest de l’Inde), qui produit déjà 17,5 millions de tonnes de charbon indien et indonésien et vient d’entamer, fin 2021, la production dans sa très controversée mine Carmichael, au nord-est de l’Australie. Après la mobilisation d’ONG locales et des peuples aborigènes Wangan and Jagalingou, qui demandent le respect de leurs droits fonciers, Adani a dû revoir son projet à la baisse, passant d’une production annuelle projetée de 60 millions de tonnes à 10 millions.

Ces groupes miniers, pour la plupart fraîchement établis en Suisse, extraient ensemble plus de 536 millions de tonnes de charbon par an.

Soit, en comptabilisant les émissions liées à l’extraction, au transport et à la transformation en électricité, près de 5,4 milliards de tonnes de CO2 rejetées dans l’atmosphère. C’est plus que les émissions de la première puissance mondiale, les États-Unis (voir ci-dessous).

Plus d'informations

  • Méthodologie d'estimation des émissions de CO₂

    Les émissions totales de CO₂ imputables à la place helvétique du charbon ont été estimées en compilant les données obtenues dans les rapports financiers des différents groupes miniers. Sur cette base, il existe plusieurs façons de calculer l’impact environnemental d’une matière première.

    Pour cette recherche, nous nous sommes centrés sur le parcours du charbon, de la mine jusqu’à sa transformation en électricité dans une centrale. La combustion du charbon dans les hauts fourneaux des usines métallurgiques génère plus ou moins les mêmes émissions de CO₂, confirme Niels Jungbluth, directeur de ESU-Services, un cabinet de conseil en durabilité basé à Schaffhouse. À l’inverse, la qualité du charbon extrait et le niveau technologique des centrales peut faire varier le niveau des émissions. Pour les besoins de notre étude, nous avons estimé celui-ci constant, en nous basant sur des données moyennes pour une centrale tirées d’une étude de la Confédération portant notamment sur les écobilans énergétiques. Ainsi, la production d’un kilowattheure (kWh) d’électricité rejette en moyenne l’équivalent de 1,23 kilo de CO₂ dans l’atmosphère (contre 1,36 pour le lignite, le plus polluant des charbons).

    «Le charbon est une matière première peu efficiente comme le pétrole, conclut Stéphane Genoud, professeur en management de l’énergie à la HES-SO Valais. Seul 37,7% servira à produire l’électricité, le reste part en fumée lors de la combustion». Lors d’une étude pilote sur le bilan climatique du négoce datant de 2018, le cabinet ESU-Services avait estimé que le bilan carbonique du négoce de matières premières en Suisse était de nature à multiplier par onze les émissions de CO₂ de la consommation domestique (le charbon étant la deuxième source de pollution, derrière le pétrole brut). Mais cette étude ne tenait pas compte de la combustion des matières premières, «qui représente 80 à 90% de l’impact climatique», selon Niels Jungbluth, l’un de ses auteurs.


  1. Friends of the Earth International, «A Deadly Ring of Coal: Vale’s poisoned gift to Mozambique»

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